UNE RECHERCHE ITINERANTE DE GIBRALTAR AUX DARDANELLES
Le recueil que nous présentons ici est le fruit d’un périple entrepris le long de la route côtière méditerranéenne dans sa portion européenne, du Cap de Gibraltar au détroit des Dardanelles. En deux voyages, pendant l’hiver 2005 puis au printemps 2006, munis d’un atlas routier, d’un appareil photo et d’un carnet de notes, nous avons arpenté en voiture ce territoire néo-urbain que compose le littoral méditerranéen. Le catalogue qui en est issu rassemble une cinquantaine de constructions qui constituent un manifeste pour une architecture désinhibée et circonstanciée, soucieuse avant tout d’un certain « art de vivre ».
1 - UN CHAMP ARCHITECTURAL SATURE
iconophagie
L’architecture telle qu’elle se développe aujourd’hui comme produit de consommation culturelle néglige les enjeux qui devraient oeuvrer à la constitution d’un cadre de vie généreux en terme d’habitabilité, et sémantiquement stimulant.
Nous sommes à la fois submergés par la médiocrité de la production au pas de notre porte, et bombardés d’icônes construites de l’autre côté du globe, tous champs saturés de signaux de créativité architecturale. Paradoxalement cette créativité tous azymuts a tendance à ne s’exercer que dans un spectre finalement assez réduit où prime le logo et la représentation sociale. Nous assistons ainsi à une véritable lame de fond idéologique visant à réduire l’architecture au rang d’un produit de consommation stéréotypé, emballé, et commercialisé, et non comme un artefact pensé en terme de nécessité et de qualité de vie. Le champ des problématiques architecturales se resserre, les aspects fondateurs d’un projet ne sont plus discutés, supplantés dans les argumentaires par une savante rhétorique décrivant le processus de mise en forme, le motif des façades, l’alignement des fenêtres, la constitution de l’emballage, et bien sûr la consommation énergétique, nouvelle religion sur l’autel de laquelle sont sacrifiées toutes autres aspirations. La compréhension instantanée d’un projet devient ainsi le critère majoritaire, et cette iconophilie parasite, ou souvent remplace, toute réflexion plus soucieuse de fonctionnement et d’usages atypiques. En définitive, à force d’insister sur le primat du visuel et de l’image, les architectes perdent petit à petit toute prise sur la consistance des projets (implantation, typologies, fonctionnement) qui tend à devenir le domaine réservé du champ plus politique de l’aménagement, de la programmation et de la normalisation.
Le plaisir de la découverte
Le voyage dont cet ouvrage est le récit a été entrepris comme un antidote (à titre personnel du moins) à cette situation.
L’exploration demeure en effet pour nous le champ primordial de l’expérience réelle des lieux et des choses. La connaissance des oeuvres remarquables et identifiées demeure en effet un champ passionnant mais relève d’une appréhension distante de situations qui resteront dans une très grande majorité perçues à travers des documents et des représentations forcément partiels. Quand Jacques-Germain Soufflot renseigné par un obscur cabotin napolitain découvre Paestum en barque, quand Reyner Banham réécrit l’histoire du ponton de Santa Monica, quand Rem Koolhaas voit dans un quartier commercial de Lagos construits de parpaings et de paraboles l’image de la ville dématérialisée à venir, nous sommes là dans l’expérience de la découverte, et c’est dans ce récit, dans cette émotion vécue et perçue aujourd’hui, qu’est pour nous le fondement de toute réflexion.
Reportage et collection
Le voyage que nous avons entrepris se déploie le long du littoral méditerranéen, du Cap de Gibraltar au détroit des Dardanelles. Ce territoire, choisi pour son unité géographique, est également caractérisé par une urbanité particulière. Construit de manière quasi-continue, il est effectivement emblématique d’une organisation urbaine impalpable où les édifices sont souvent perçus isolément. Cette dispersion, et les modes de locomotion qui en découlent, conduit ainsi à appréhender les situations construites comme une suite d’assemblages d’éléments unitaires, et non plus comme une substance continue et malléable. Nous avons donc parcouru la route côtière sur près de 8000 km à la recherche de constructions qui éveillent en nous cette petite étincelle de plaisir qui n’appartient qu’aux situations construites où matières, activités et paysage semblent dialoguer. La sélection que nous avons opérée s’apparente ainsi à la constitution d’une collection, qui rassemble des constructions banales ou extraordinaires mais dont la configuration formelle est toujours fondée sur des dispositifs où la générosité supplante l’apparat.
2 - UNE COLLECTION PARTICULIERE
L’architecture de série B
Cinquante constructions emblématiques récentes auraient, bien sûr, pu avantageusement constituer notre catalogue, mais dans la mesure où le regard n’est pas expressément porté sur cette architecture dite savante, elle disparaît bien vite du champ d’études, tant sa présence dans des territoires un tant soit peu génériques est infime. Cette raréfaction, induite par la méthodologie que nous avons adoptée, sert également notre propos en cela qu’elle met l’accent sur une architecture que l’on pourrait qualifier de série B pour paraphraser Martin Steinmann et son architecture de deuxième ligne. L’architecture de série B constitue la vague (dont l’architecture héroïque serait l’écume) du renouvellement en profondeur de la substance urbaine. Cette catégorie d’architectures s’empare souvent de manière très pragmatique des innovations dans l’art de construire portées par les pionniers et, dans sa multitude, porte ainsi de manière plus pérenne ces transformations. Cette appropriation constitue ainsi une forme de plébiscite des résolutions adéquates à des problématiques économiques, constructives ou programmatiques. L’architecture de série B se déploie ainsi dans un champ moins rhétorique, et plus ouvert à la reproduction, à la transformation et à la déformation des modèles existants.
Une architecture idiomatique
Il y a quelques années, lors d’un voyage à Los Angeles, acharnés à dénicher un des nombreux chef d’œuvre modernistes qui jalonnent les collines, nous fûmes frappés par le charme et l’intelligence des nombreuses résidences groupées, condominiums, et autres immeubles à cour qui constituent, dans ses portions les plus denses du moins, le tout venant de la métropole californienne. Nous pensions admirer Eames, Neutra, Schindler, mais nous étions en fait amoureux d’un mode de vie très californien. Ces architectes inventifs et raffinés avaient certes créé de véritables œuvres, mais nourrit d’un terreau vernaculaire qui constituait de fait (et nous en faisions l’expérience in situ) le noyau dur de notre attraction initiale. C’est le risque d’une consommation à tout va de références cosmopolites, que de confondre le style et l’idiome, car si le premier peut aisément être exporté, le deuxième nécessite souvent une adaptation conceptuelle qui transformera un produit d’importation en construction située. Notre Californie c’est la Méditerranée, et l’exploration que nous avons menée, dans le prolongement de cette découverte, développe notre goût pour l’idiome plus que pour la pièce unique.
De la construction à la situation : une architecture qui résiste
Le malaise que nous ressentons face au déferlement de références éparpillées tient souvent à l’appréhension a-temporelle et a-contextuelle qui en est faite. Le paradoxe effectivement d’une telle perception est qu’elle minore ce qui transformera in fine tout édifice isolé en une situation construite pérenne et appropriée, à savoir sa faculté de résistance au temps et à l’épuisement symbolique du système de la mode. A la recherche d’un ravissement inépuisable, notre choix s’est donc porté sur des constructions situées et datées, pour éprouver justement la permanence de qualités pour nous essentielles que sont la concision, l’hospitalité ou l’évolutivité.
Les sources de la complexité : du banal à l’extra-normal
Cette résistance, plus symbolique que physique, est bien sûr difficile à évaluer au présent. Pourtant, ce qui fonde notre pratique est bien le lien indissociable entre la ville telle qu’elle se construit, avec ou sans architectes, et l’invention de projets, qui même s’ils procèdent d’une démarche plus savante ont vocation à s’intégrer, quitte à s’en démarquer, dans une structure existante.
Et si l’architecture doit se concevoir, comme nous le pensons, en référence à ce qui existe, ou du moins si l’existant peut servir de matrice au développement du projet, il est primordial que cette référence, ces lieux communs, soient identifiés comme tels, ce qui est un des objectifs de notre catalogue. Enfin, si la beauté d’une architecture réside dans la toile de références qu’elle tisse avec les constructions existantes, proches ou lointaines dans le temps et dans l’espace, il demeure fondamental que cet idiome commun ne constitue jamais une contrainte en regard des qualités inhérentes que doit porter le projet.
En ce sens, et pour reprendre un thème précédemment évoqué, la sélection opérée porte sur des projets inventifs par nécessité plus que par obligation. L’ambition de notre catalogue est ainsi de toucher du doigt la coexistence du banal et de l’extra-ordinaire au gré des situations mais aussi au sein d’une même construction.
Du plaisir et de la frivolité
Si nous nous sommes donnés la peine de préciser les diverses inspirations de notre collection, c’est aussi pour masquer la culpabilité d’un choix guidé par un principe de plaisir. Mais il convient peut-être de préciser dans quelle acception il faut l’entendre si l’on parle d’architecture et des modalités de sa conception.
Le plaisir c’est pour nous un sentiment avant tout partagé, et dans les lieux de la ville c’est donc l’aptitude de tout aménagement à être intensément parcouru et habité, le plaisir ou l’enchantement c’est bien sûr la générosité déployée par une architecture envers ses habitants quotidiens et ce qu’elle propose en terme de pratiques et de qualité de vie, le plaisir c’est également, envers un public plus vaste, la concision où la faculté d’une architecture à ne pas disperser ses effets et à proposer des expériences renouvelées tout en affichant peu, le plaisir c’est enfin l’idée de frivolité non comme fondement, car à l’exception de quelques programmes singuliers, cette qualité est peu compatible avec l’idée de pérennité, mais comme une coquetterie, une stratégie ornementale revendiquée comme telle.